Rupture brutale de relations commerciales internationales : l’épineuse question de la compétence des juridictions françaises

échanges commerciaux internationaux, illustration pour article juridique

2 mai 2025

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AVODIRE

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  • Droit économique

Par deux arrêts du 12 mars 2025 (pourvois n° 23-22.051 et 23-11.456), la Cour de cassation précise les règles applicables à la compétence internationale du Juge français pour statuer sur une action judiciaire portant sur la rupture brutale de relations commerciales établies.

Dans la première affaire (pourvoi n° 23-22.051), la Cour de cassation était saisie d’un litige entre un producteur français de spiritueux et la société américaine désignée comme son importateur exclusif aux États-Unis, sans que les parties ne choisissent de juridiction compétente en cas de litige. L’exportateur français a assigné la société américaine devant les tribunaux français pour rupture des relations commerciales établies sur le fondement de l’article L.442-6, I, 5° du Code de commerce devenu l’article L.442-1, II. En défense, l’importateur américain a soulevé l’incompétence du Juge français.

Dans la seconde affaire traitée par la Cour de cassation (pourvoi n°23-11.456), un litige est survenu entre une société française et une société chypriote au titre d’un contrat contenant une clause de choix de juridiction et portant sur la mise à disposition d’une flotte d’hélicoptères et d’ingénieurs mécaniciens. Cette fois, c’est la société chypriote qui a assigné en France en rupture brutale des relations commerciales et qui se voit opposée l’incompétence des tribunaux français au profit de la juridiction visée dans le contrat.

Après avoir brièvement rappelé que l’action pour rupture brutale des relations commerciales établies entre entreprises françaises est de nature délictuelle et que la clause de choix de juridiction est (en principe) inapplicable à une telle action (1.), il convient de noter que la Cour de cassation précise dans la première affaire qu’en cas de rupture brutale impliquant une entreprise française et une entreprise ayant son siège en dehors de l’Union européenne (UE), l’action en justice est également de nature délictuelle (2.) et pose dans la second affaire la question de savoir si en cas de litige entre une entreprise française et une autre entreprise de l’Union européenne l’action doit être de nature contractuelle et/ou délictuelle (3.)

1. Quelles sont les règles de compétence en cas de rupture brutale des relations commerciales entre entreprises françaises ? 

L’article L.442-1 prévoit que toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services engage sa responsabilité et l’oblige à réparer le préjudice causé à la victime le fait de « rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l’absence d’un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels ». (nous soulignons)

Ce comportement illicite constitue une pratique restrictive de concurrence.

L’objectif de ce texte est de s’assurer que la partie met fin à une relation commerciale en informe son partenaire en lui délivrant une notification écrite et respecte un délai de préavis suffisant au regard de la spécificité de la relation commerciale notamment sa durée, l’existence d’une exclusivité, le secteur d’activité, l’existence d’investissements spécifiques non réutilisables avec un autre partenaire, etc.  

En droit interne, il est acquis que l’action fondée sur l’article L.442-1 est de nature délictuelle. L’auteur de la rupture qui n’a pas notifié de préavis écrit d’une durée suffisante doit donc réparer l’intégralité du préjudice causé au partenaire qui subit cette rupture brutale notamment en l’indemnisant à titre de dommages-intérêts de la perte de marge commerciale subie du fait de la non-exécution d’un préavis suffisant, sans préjudice d’autres postes d’indemnisation spécifiques (par exemple, coût des licenciements induits par la rupture brutale ou défaut d’amortissement des investissements spécifiques).

Il existe désormais en la matière des juridictions spécialisées qui disposent d’une compétence exclusive d’ordre public en vertu de l’article L.442-4, III du Code de commerce (voir pour plus de détails sur ce point notre précédente brève concernant La question de la compétence de la juridiction saisie d’une demande fondée sur la rupture brutale de relations commerciales établies constitue une exception d’incompétence et non une fin de non-recevoir).

Dans les relations entre entreprises françaises, la Cour de cassation a même eu l’occasion d’écarter l’application d’une clause attributive de juridiction en raison du caractère délictuel de l’action fondée sur la rupture brutale des relations commerciales (Cass. com., 13 janvier 2009, pourvoi n°08-13.971).

2. Quelles sont les règles de compétence en cas de rupture brutale des relations commerciales entre une entreprise française et une entreprise hors Union Européenne ? 

Pour déterminer la compétence internationale des tribunaux français, il est traditionnellement admis d’étendre l’application des règles de compétence internes aux litiges internationaux, sous réserve d’adaptations justifiées par les nécessités particulières des relations internationales.

A défaut de choix de la juridiction et s’agissant d’un litige entre une société française et une société non ressortissante et de l’Union Européenne, la Cour de cassation considère dans la première affaire (pourvoi n° 23-22.051) que l’action fondée sur l’article L.442-1, II précité intervient dans le cadre d’un litige hors champ d’application du droit de l’Union européenne et est de nature délictuelle.

Il en découle que pour déterminer la compétence internationale des tribunaux français, il doit être fait application de l’article 46 du CPC qui dispose, rappelons-le, qu’en matière délictuelle, le demandeur peut saisir à son choix, outre la juridiction du lieu où demeure le défendeur, la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi. 

La Cour de cassation en conclut que les tribunaux français sont internationalement compétents pour connaître d’un litige de rupture brutale si l’entreprise qui se dit victime a son siège social en France. Il est permis de penser que la solution aurait été la même s’il y avait une clause attributive de juridiction entre la société française et la société américaine.

3. Quelles sont les règles de compétence en cas de rupture brutale des relations commerciales entre une entreprise française et une entreprise de l’Union Européenne ? 

S’agissant d’un litige entre une société française et une entreprise ressortissante d’un autre Etat de l’Union Européenne, la Cour de cassation invite à faire application du règlement n° 864/2007 CE du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (dit Rome II) ainsi que du règlement n°44/2001 du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (dit Bruxelles I).

Au niveau européen, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a jugé s’agissant de la détermination de la compétence internationale des tribunaux dans un arrêt Granarolo que la rupture brutale des relations commerciales relève de la matière contractuelle au regard de l’article 5 du Règlement Bruxelles I. (CJUE, 14 juillet 2016, aff. C-196/15)

S’alignant sur la jurisprudence Granarolo, la Cour de cassation a rompu avec sa jurisprudence de 2009 et jugé que dans le cadre d’un litige international pour lequel le Règlement Bruxelles I s’applique, l’action concernant la rupture brutale est de nature contractuelle de sorte qu’il convient d’appliquer la clause attributive de compétence figurant dans le contrat. (Cass. civ. 1re, 18 janvier 2017, pourvoi n° 15-26.105).

Depuis, la CJUE a nuancé sa position dans son arrêt Wikingerhof (CJUE, 24 novembre 2020, aff. C-59/19) et jugé qu’une action visant à engager la responsabilité de l’auteur de pratiques anticoncurrentielles relève de la matière délictuelle ou quasi-délictuelle au sens de l’article 5 du Règlement Bruxelles I, en ce qu’elle est fondée sur l’obligation légale de s’abstenir de tout abus de position dominante et ne requiert pas d’analyser le contenu du contrat pour apprécier le caractère illicite de la pratique dénoncée. Dans cette hypothèse, les tribunaux français seraient compétents lorsque l’entreprise victime de la rupture brutale a son siège en France). A l’inverse, si l’analyse du contrat est nécessaire pour apprécier ce caractère illicite, alors le litige relèverait de la matière contractuelle au sens de l’article 5 du Règlement Bruxelles I.

La Cour de cassation décide donc de poser à la CJUE une question préjudicielle pour savoir si elle doit appliquer dans le litige qui lui est soumis la jurisprudence Wikingerhof ou si seule la jurisprudence Granarolo continue à s’appliquer à de tels litiges. 

Au-delà de l’intérêt théorique de cette question, on comprend aisément que de la réponse de la CJUE dépendra l’opposabilité et l’efficacité en matière de rupture brutale des clauses attributives de compétence figurant dans les contrats conclus entre entreprises de l’Union Européenne.

Vous trouvez ci-dessous le lien vers les 2 arrêts cités de la Cour de cassation :

Décision 12 mars 2025 – Pourvoi n°23-22.051 | Cour de cassation 

Décision 2 avril 2025 – Pourvoi n°23-11.456 | Cour de cassation


Roland RINALDO & Chloé NEJJARI