Les clauses générales de non-débauchage désormais déclarées illicites au regard du droit de la concurrence

9 octobre 2025
| |- Droit économique
Traditionnellement, le droit des ententes tend à prohiber la concertation entre entreprises s’agissant de la fixation des prix, la répartition des marchés ou les limitations des capacités de production. Voilà que deux décisions rendues coup sur coup par la Commission Européenne et l’Autorité de la Concurrence française amènent à repenser, à la lumière du droit de la concurrence, les conditions de validité des clauses de non-débauchages ou de non-sollicitation de personnel qui sont devenues pratique très usuelle dans les contrats de prestation de service ou de sous-traitance.
Dans une première décision rendue par la Commission européenne (2 juin 2025, C/2025/4690, aff. Delivery Hero / Glovo), deux entreprises du secteur des services de livraison ont pour la première fois été sanctionnées au regard du droit des ententes pour avoir conclu un accord de non-débauchage réciproque. En l’espèce, l’accord interdisait tout recrutement actif de salariés de l’autre partie et s’accompagnait d’échanges d’informations sensibles, le tout facilité par des participations au capital social croisées et minoritaires. Insistant sur la nécessité d’un marché du travail ouvert à la concurrence dont la mobilité des salariés est, pour elle, une condition essentielle, la Commission Européenne considère que de tels accords constituent une entente « par objet » au sens de l’article 101 TFUE, sans avoir à démontrer d’effets concrets sur le marché.
Dans une seconde décision rendue à peine 9 jours après celle de la Commission Européenne, l’Autorité de la concurrence française adopte une position similaire (11 juin 2025, décision 25-D-03, aff. Randstad) en sanctionnant plusieurs entreprises dans les secteurs du conseil en ingénierie et des services informatiques pour des accords de non-débauchage conclus lors de la cession d’activités ou de négociations commerciales, rappelant que ces pratiques sont assimilées à des ententes anticoncurrentielles par objet (article L. 420-1 du code de commerce et l’article 101 Traité Fondateur de l’Union européenne (TFUE)). L’Autorité a précisé que ce type d’accords porte directement atteinte à la concurrence sur le marché du travail, en limitant la liberté de circulation des salariés et en restreignant les opportunités d’embauche.
Selon le communiqué de l’Autorité de la Concurrence commentant cette décision, les entreprises concernées ont, outre de lourdes sanctions pécuniaires, été condamnées à la publication à leur frais de la décision les condamnant dans la presse du secteur « afin d’appeler l’attention des acteurs économiques présents dans le secteur de l’ingénierie et du conseil en technologies, ainsi que des services informatiques » sur l’illicéité de ce type de clause.
L’intention des autorités de concurrence est donc claire : il s’agit de remettre en question les pratiques du secteur en matière de clauses de non-débauchage croisées.
Après avoir rappelé ce qu’est une entente par objet et les risques attachés à une telle pratique anticoncurrentielle (1), nous précisons l’impact de ces décisions sur les conditions de validité des clauses de non-débauchage (2).
1. Illicéité des clauses de non-débauchage croisées au regard du droit des ententes
Pour mémoire, le droit des ententes interdit les pratiques concertées entre entreprise :
- Au niveau européen, conformément à l’article 101, 1) du TFUE qui prévoit que :
« 1. Sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur, et notamment ceux qui consistent à :
a) fixer de façon directe ou indirecte les prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction,
b) limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements,
c) répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement,
d) appliquer, à l’égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence,
e) subordonner la conclusion de contrats à l’acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n’ont pas de lien avec l’objet de ces contrats. »
Les accords prohibés en vertu de l’article 101 TFUE sont nuls de plein droit.
- Au niveau national, l’article L. 420-1 du code de commerce français dispose quant à lui que :
« Sont prohibées même par l’intermédiaire direct ou indirect d’une société du groupe implantée hors de France, lorsqu’elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu’elles tendent à :
1° Limiter l’accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d’autres entreprises ;
2° Faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ;
3° Limiter ou contrôler la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique ;
4° Répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement. »
Sur ces fondements, les autorités de concurrence considèrent que les accords de non-débauchage neutralisent la compétition sur le marché du travail, paramètre concurrentiel autonome et essentiel de la libre concurrence et de la liberté de circulation des travailleurs sur le marché européen. Cette analyse les amène à qualifier les accords de non-débauchage d’entente par l’objet. Qualification qui justifie de sanctionner de tels accord sans analyse ni démonstration détaillés des effets anti-concurrentiels dès lors que les éléments matériels de l’entente sont par ailleurs établis.
Selon la Commission Européenne, le caractère anti-concurrentiel de l’entente était renforcé dans l’affaire Delivery Hero par d’autres facteurs de concertations tels que l’échange d’informations sensibles sur les salariés concernés (listes de salariés, de salaires cibles) et des liens capitalistiques croisés ; étant au passage souligné que les clauses illicites étaient « logées » dans un pacte d’actionnaires.
Outre la nullité rétroactive des accords constitutifs d’une entente, le droit des ententes prévoit des peines d’amendes administratives pouvant aller en France jusqu’à 10% du chiffre d’affaires mondial, sans préjudice des dommages-intérêts que pourraient réclamer toute partie intéressée en application de l’article L. 464-2 du Code de commerce.
Il convent de rappeler également que les personnes physiques ayant pris une part prépondérante dans la conception ou la mise en œuvre de l’entente peuvent être reconnus pénalement responsables et, à ce titre, punis d’une peine pouvant aller jusqu’à 4 ans d’emprisonnement et une amende pouvant atteindre 75 000 euros, conformément à l’article L. 420-6 du Code de commerce.
En outre des sanctions de publication des décisions, notamment dans la presse sectorielle sont encourues exposant ainsi la réputation des entreprises en infraction.
2. Impact et conséquences pratiques pour la rédaction des clauses de non-débauchage
Le risque que des clauses de non-débauchage rédigées en termes généraux soient désormais jugées comme anticoncurrentielles est particulièrement élevé.
En effet, dans sa décision du 11 juin 2025, l’Autorité de la concurrence française, suivant la logique de la décision de la Commission Européenne Delivey Hero a sanctionné les accords généraux de non-débauchage entre partenaires commerciaux. En revanche, elle semble considérer que ne sont pas susceptibles de sanctions à ce titre les clauses ciblées (limitées à une catégorie de personnel ou à un projet, etc.) et limitées dans le temps.
Naturellement, même avec ces précautions de rédaction, l’accord de non-débauchage pourrait avoir un effet anti-concurrentiel. Il convient donc d’être prudent dans la rédaction de tels accord, en veillant notamment à bien documenter l’intérêt légitime poursuivi par l’entreprise au travers d’une telle clause.
Par référence à la décision Delivery Hero, il est également permis de penser que le fait que ce type de clause ne se trouve pas dans des accords commerciaux entre concurrents mais plutôt dans des documents « corporate » entre entités ayant un lien capitalistique tels que des statuts, actes constitutifs d’un groupement momentané d’entreprises ou pacte d’associés est indifférent ne permet de « sauver » la validité de ces accords au regard du droit des ententes.
Si vous vous interrogez sur la validité des clauses de non-débauchage conclues dans vos accords commerciaux, conventions de groupement d’entreprises ou, le cas échéant, pactes d’associés, nos équipes sont à votre écoute pour auditer ces documents et les mettre en conformité, si besoin.
Liens vers les décisions commentées :